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N'importe quoi !
10 novembre 2011

Indignation

Pas de commentaire ni de dessin pour ce texte de Judith Bernard ("Arrêt sur image"). Merci à Sophie de l'avoir transmis…

Reportage (honteux) sur les (valeureux) Indignés de la Défense
de : Judith Bernard

J’écris dans le RER qui me ramène de la station « Grande Arche de la Défense », où résiste tant bien que mal la mobilisation des Indignés de France. Enfin disons d’Ile de France. Et puis disons esquisse de mobilisation : à peine un commencement, peut-être déjà la fin, et surtout l’impression d’un immense écart, douloureux, pathétique, entre la grandeur du principe, de l’enjeu, du propos, et les dimensions dérisoires de l’événement…

Bref, disons plutôt la vérité : j’écris dans la honte.

La honte d’être de France

La honte d’être de ce pays jamais las d’arpenter les boulevards entre République et Bastille, en cortèges inoffensifs qui ne font plus frémir personne – pas même ceux qui manifestent, et ne le font (sans enthousiasme, encore) que pour la forme, forme d’ailleurs infiniment impropre puisque aucun des lieux réellement stratégiques n’est visé par ce parcours obsolète.

Honte d’être de France, ce pays incapable de passer à l’action, et d’imiter – ne serait-ce que d’imiter ! à quoi en est-on réduit ? –

original... les Indignados d’Espagne,

 

 

 

 

original... les Américains d’Occupy Wall Street



 

 

 

 

original... et ceux de la City,



 

 

 

 


... tellement plus nombreux et plus courageux que nous autres les râleurs professionnels tout occupés de maudire la finance mondialisée sur les forums internautiques où nous noyons par milliers notre colère dans l’abyssal océan de la toile, tandis que sur le parvis de La Défense ils sont aujourd’hui cinquante à peine, debout, mais gelés et fatigués, à attendre – en vain ? pour combien de temps encore ? – que nous les rejoignions.
original
J’en reviens de ce parvis où j’ai porté couvertures, bonnets, gants et thé bouillant, à des jeunes gens un peu perplexes, qui s’inquiétaient : où sont les gens ? Où sont les Indignés de France, dont on entend partout la colère, mais une colère sans bras ni jambes, où sont-ils et qu’ont ils fait de leurs forces, les Parisiens si prompts à défiler dans les manifs, à remplir les métros bondés et les magasins les jours de soldes, les petits trottoirs des jolis quartiers de promenade quand vient le dimanche et l’envie de prendre l’air ?

Tandis que souffle le vent de l’Histoire

Ah ça, le vent souffle sur le parvis, c’est un lieu dur, austère, ingrat, pour une occupation, mais c’est une dureté qui fait symbole pour celle du monde économique, et d’autant mieux voir la détermination de ceux qui viennent d’y passer quatre nuits. Figurez-vous cela : quatre nuits sur le béton, sous la méchante petite pluie glacée, et sans tentes puisque les Forces de l’ordre les leur ont dès le premier soir arrachées – ah ces images : des CRS robocopiés, l’humain dissout dans l’armure, tiraillant sur les toiles de tentes jusqu’à les déchirer – « trouble à l’ordre public » ? Mais quel trouble ? Le parvis est immense et fussent-ils deux mille, les Indignés n’empêcheraient pas encore qu’on y circule, qu’on s’y presse, pour foncer tête baissée vers les longues tours où l’on travaille toujours plus pour toujours moins de sens, sinon celui de la pente dégringolant droit dans le mur.

Faut-il donc que la France le manque, ce rendez-vous historique ? Tandis que les mois passés ont vu, aux quatre coins du monde, se réveiller les peuples, les faire prendre la rue et parfois le pouvoir, il faudrait que ce soit là, dans le berceau des Lumières dont tous les mouvements d’émancipation du monde peuvent encore se réclamer, qu’on soit les plus résignés, les plus inertes et les moins ambitieux ? C’est à nous, les enfants de Voltaire et de Montesquieu, que revient l’indigne tâche d’enterrer le mouvement dans le désarroi de sa faiblesse ? On la voit venir, depuis un moment, cette basse besogne qui nous incombe, à nous qui n’avons pas encore assez mal. Car c’est la seule hypothèse qui tienne, pour expliquer la faiblesse du mouvement Indigné en France : la jeunesse française, comparée à l’espagnole par exemple (et apparemment à l’américaine et à l’anglaise, aussi), ne souffre pas encore assez. C’est en tout cas ce qui était ressorti du débat qu’Arrêt sur images avait consacré en juin au mouvement espagnol... Ce qu’en termes grossiers on pourrait traduire comme suit : les Français ne sont pas encore assez dans la merde pour en avoir plein le cul au point d’aller se les geler sur le parvis de La Défense

Il faut donc avoir atteint le dernier degré du tragique pour entrer sur la scène de l’Histoire ? Etre vraiment au désespoir pour oser enfin embrasser l’espérance de l’action ? Il faudrait donc souhaiter qu’on en arrive là pour que ça bouge ?! Je songe à cet entêtant problème, ce bourbeux paradoxe, en faisant les cent pas parmi les cinquante debout là, ça me plombe et ça me fait baisser la tête, et par terre il y a ça :

original
Ça m’arrache un rire triste : vieux slogan, vieux boulot - depuis le temps qu’on le dit, à Arrêt sur images, qu’il faut se méfier de la télé... Mais à la place de la télé, qu’on a éteint bien sûr, on mit l’écran d’ordi, qui nous englue tout autant (combien d’entre vous ont transformé les colères-analyses-indignations draînées par écran interposé en acte bien concret fermement posé dans le réel ?) Et pour la fenêtre, si elle donne sur le parvis, ce n’est pas joli joli. Non que le mouvement soit laid : il est superbe, et ses acteurs sont héroïques. Mais de les voir si seuls, si rares, ça me fait mal au bide. Et mal à la gueule de le dire - Oh dis donc, est-ce que tu ne joues pas contre le mouvement en montrant qu’il est fragile ? Tu crois que ça donne envie de venir si tu montres le côté glauque ? Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de mentir : j’ai envie de comprendre. De comprendre pourquoi on n’est presque rien, là, alors que presque tout devrait se jouer là.

Nous sommes les 99%... d’immobiles ?

Pourtant, sur le diagnostic, en France il semble qu’on soit désormais assez nombreux et assez d’accord : le néolibéralisme et « l’efficience des marchés » se sont révélés pour ce qu’ils sont – d’énormes machines à creuser les inégalités, s’emballant démesurément au péril de l’humain. L’hypothèse de travail, formulée depuis quelques années, commence à être audible sur les grands médias : la marche du monde ne saurait être laissée aux desiderata des seuls marchés, et le politique (au sens noble : l’élaboration du bien commun) doit pouvoir reprendre la main sur les règles économiques. Dans les conversations de comptoir, et de plateaux télévisés, on tombe à peu près d’accord, et sur l’idée aussi qu’il faudrait que les politiques en prennent acte, et donc que nous les y poussions. Mais quand ils s’agit de le montrer – qu’on n’est pas très contents, qu’on est nombreux (« nous sommes les 99% », disent les indignés) et qu’on est légitimes à réclamer d’être traités en êtres humains plutôt qu’en agents asservis au profit du capital, alors plus personne ? Juste cinquante gamins, deux ou trois chiens et parfois un SDF – d’ailleurs, il faut leur dire, aux SDF, d’aller là-bas, sur le parvis de la Défense : les dons en nourriture excèdent les besoins des mobilisés, trop peu nombreux pour consommer tout ça ; qu’au moins le stock serve à tous ceux qui traînent leur estomac creux sur les trottoirs parisiens.

Mais surtout il faut dire aux autres, les intégrés, les fixés, les immobiles, ceux qui comme moi, comme vous, ont toit et travail, et peut-être aussi des enfants, qu’il y a mille et une manières de soutenir le mouvement sans forcément abandonner les siens et se geler le cul toute la nuit, par exemple en leur amenant des casseroles, c’est tout bête. Des casseroles, pour pouvoir préparer des repas chauds ; car la mobilisation, c’est du concret, c’est tout bête, il faut des trucs comme ça :

original

Filer le coup de main, amener un thermos de café, rester une heure pour faire nombre, ça prend quoi pour un Parisien, un Francilien : deux heures ? Deux heures pour donner geste à nos colères, soutien à nos semblables, concret à nos analyses et consistance à nos espoirs – c’est encore trop pour les intégrés, les fixés, les immobiles ? Deux heures, est-ce trop pour laver un peu de la honte française et de son indigne résignation ?

originalDeux heures, pourtant, c’est bien assez pour faire le colibri : souvenez-vous du colibri, dont Patrick Chamoiseau nous avait parlé. Comment le colibri, si petit, prend sa part, une minuscule goutte d’eau dans le bec contre l’immense incendie – et l’emporte à la fin car il n’est pas tout seul et que chacun a pris sa part.


 Alors, les colibris, combien sommes-nous ? Et de nos petits becs, pouvons faire un autre usage que la sempiternelle râlerie vaine et passive qui nous vaut les sarcasmes de la planète entière ? On me dit, par écran interposé, que la Défense n’est pas le bon endroit, que c’est trop dur, que ça ne prendra pas, qu’il faut changer de stratégie ; fort bien. Allez leur dire : ils y sont, eux, ouverts à l’action, au dialogue, aux idées, à la mobilité, dotés de bras et de jambes, d’oreilles pour vous écouter et de voix pour vous faire entendre - allez-y, c’est le moment. Ou : jamais (mais qu’on n’aille pas se plaindre après).

Par Judith Bernard le 08/11/2011
http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=4452

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